mercredi 2 février 2011

SPÉCIALE MAGAZINE - Comment la Chine envahit l'Europe



L'Express, no. 3109 - COUVERTURE, mercredi, 2 février 2011, p. 1

Sommaire :
Grèce, Portugal, Espagne : l'offensive de Pékin

Entreprises : la stratégie des prédateurs

etc.


Comment la Chine envahit l'Europe
Bruno Abescat

La Chine vient à l'Europe et l'Europe lui déroule le tapis rouge. En trois mois, le président, le Premier ministre et l'un des principaux vice-Premiers ministres chinois ont visité pas moins de huit pays de l'Union, plus la Turquie. Ce ballet officiel en dit long sur l'intérêt que porte l'empire du Milieu au Vieux Continent. Voilà peu encore, seuls les produits chinois franchissaient nos frontières. Désormais, la Chine, premier bailleur de fonds de la planète, assure les fins de mois de la Grèce, du Portugal et de l'Espagne. Ses firmes conquérantes sont à l'affût des bonnes affaires. Incontournables.

Ce mouvement, dira-t-on, n'est qu'une des illustrations du basculement du monde. Du Nord vers le Sud. Comme l'Inde ou le Brésil, la Chine, deuxième puissance économique, ne fait que prendre la place qui lui revient. Inutile d'aller contre, mieux vaut chercher à en tirer profit.

La rapidité de sa montée en puissance n'en suscite pas moins de l'inquiétude en Occident, voire un net raidissement. Les plus anxieux (lucides ?) souhaitent dresser une muraille pour protéger les secteurs industriels les plus sensibles. Ils rappellent, à juste titre, que les entreprises chinoises, comme la plupart de leurs dirigeants, demeurent liées au pouvoir politique.

Les autorités de Pékin, elles, se veulent rassurantes. En volant au secours des maillons faibles de l'Europe, elles se donnent l'image d'un partenaire responsable. Mais ce chevalier blanc ne fait d'abord que défendre ses intérêts, tout comme les entrepreneurs chinois. Lors d'un séjour à Athènes, l'un d'eux rappelait un proverbe : "Construisez le nid d'aigle et l'aigle viendra." Avant d'ajouter : "Nous allons construire un nid dans votre pays pour attirer les aigles chinois." Ses hôtes ont ri jaune.


Un créancier capital pour l'euro
Benjamin Masse-Stamberger

La Chine est venue au secours des maillons faibles de l'Union monétaire. Une aide intéressée, qui ne va pas sans contreparties économiques et diplomatiques.

Bienvenido Mr Li !" Le titre du quotidien économique espagnol Expansion, le 4 janvier dernier, à l'occasion de la venue de Li Keqiang, le vice-Premier ministre chinois, ne reflétait pas seulement le sens de l'hospitalité ibérique. Il faisait surtout allusion au film de Luis Berlanga, Bienvenido Mr Marshall !, satire aigre-douce de l'Espagne des années 1950, avide de modernité et d'américanisation. Un demi-siècle plus tard, c'est un haut dignitaire du Parti communiste chinois qui était reçu avec les honneurs à Madrid. Mais aussi à Londres, Lisbonne et Berlin : partout où l'ont conduit ses pas, dans une Europe saisie par le froid, "Mr Li" a été accueilli avec le même enthousiasme décomplexé. Le successeur annoncé de Wen Jiabao au poste de Premier ministre est, il est vrai, arrivé les bras chargés de cadeaux. Et, pour la vieille Europe, aboulique et endettée, il n'est plus guère temps de jouer les divas...

Des cadeaux ? Une intraveineuse, plutôt, pour les pays du sud de l'Europe, prêts à tout pour engranger le cash qui leur évitera le coup de grâce que préparent les marchés. En octobre 2010, Athènes avait déjà déroulé le tapis rouge pour Wen Jiabao. Les commentateurs avaient emphatiquement décrit cette nouvelle route de la soie reliant l'Asie à l'Europe, suivant l'itinéraire des caravaniers des premiers siècles après Jésus-Christ. Après l'Afrique, l'empire du Milieu a en effet décidé de placer ses pions dans le berceau de l'Occident : investissements dans les infrastructures (chemins de fer, ports, dont celui du Pirée, désormais en partie contrôlé par le géant Cosco), doublement des échanges commerciaux, accords sur l'achat de matières premières, comme le marbre par exemple. Surtout, dans une Grèce exsangue, Wen Jiabao s'était engagé solennellement à "soutenir les pays de la zone euro en difficulté."

Le raid sur Athènes annonce sans aucun doute une offensive plus générale. A Madrid, Li Keqiang a en tout cas de nouveau sorti le carnet de chèques : des contrats commerciaux d'une valeur de 5,6 milliards d'euros ont été signés dans l'énergie, les transports et le tourisme, et la promesse a été faite d'acheter encore davantage de dette espagnole - aujourd'hui déjà détenue à 10 % par l'empire du Milieu.

A Lisbonne, selon le Jornal de negocios, le dirigeant chinois se serait même montré encore plus précis, en s'engageant sur la somme de 5 milliards d'euros. "Cela ne représente pas forcément un gros effort comparé à leurs 2 800 milliards de dollars de réserves de change, analyse Patrick Chovanec, professeur d'économie à l'université Tsinghua, à Pékin. Mais, pour les Européens, être soutenu par un acteur étatique aux poches aussi profondes est vital."

La Chine est ainsi en train de devenir l'un des principaux créanciers de l'Europe. "Il est difficile de savoir quelle est la part exacte de la dette de la zone euro détenue par Pékin, analyse François Godement, directeur de l'Asia Center à Sciences po. Contrairement aux Américains, les Européens ne disposent pas de données précises sur l'origine des acheteurs." Selon un calcul du Financial Times, Pékin détenait en avril 2010 pour 630 milliards d'euros de dette de la zone euro, soit 7 % du total. Des montants considérables, en augmentation rapide, qui font craindre à certains que le Vieux Continent, devenu accro aux liquidités de son nouveau créancier, ne soit en voie de vassalisation accélérée.

Bien sûr, ce n'est pas par philanthropie que Pékin tend la main aux Européens. Diaboliser ses intentions serait cependant une erreur. "Les Chinois sont pragmatiques avant tout, estime François Godement. L'Europe représente l'un de leurs plus importants marchés (28 % de leurs exportations), et ils ont donc tout intérêt à ce que la zone euro ne s'effondre pas." Pékin poursuit également une stratégie de diversification de ses considérables réserves de change, alimentées par des excédents commerciaux massifs. Jusque récemment, le gouvernement se satisfaisait de détenir la plus grande part de ses réserves en dollars. Mais, avec la crise, les doutes sur la solvabilité des Etats-Unis se sont accrus. Et les Chinois ont commencé à acheter des yens, des livres sterling, et surtout des euros. "Dans un premier temps, les troubles de la zone euro ont un peu refroidi leurs ardeurs, constate Patrick Chovanec. Mais plus le temps passe, et plus ils pensent que l'Europe va surmonter la crise. Du coup, la situation actuelle ne présente pour eux que des avantages : ils apparaissent comme des sauveurs, sans prendre de risque excessif."

Pékin voit également les bénéfices qu'il peut tirer d'une collaboration renforcée avec les Européens. "Dans le cadre de son nouveau plan quinquennal, le Parti communiste a défini sept priorités en matière économique, décrypte André Loesekrug-Pietri, président du fonds A Capital et fin connaisseur de la Chine. Il s'agit de l'efficacité énergétique et environnementale, des biotechs, des technologies de l'information, de l'industrie à haute valeur ajoutée (ferroviaire, aéronautique...), des nouveaux véhicules et des nouveaux matériaux. Dans la plupart de ces domaines, la Chine juge que ce ne sont pas les Etats-Unis, mais l'Europe qui est en pointe." Les autorités chinoises ont ainsi profité de leur récent périple européen pour signer des accords d'échanges technologiques, comme, par exemple, avec la Grèce dans le domaine des télécommunications.

Pékin espère bien aussi tirer de sa générosité financière quelques dividendes sur le plan diplomatique. "Globalement, la stratégie des Chinois consiste, pour un certain nombre de sujets abordés dans les grandes négociations internationales (G 20, OMC, conférences sur le climat...), à essayer de rompre le front commun Etats-Unis-Europe", décrypte Antoine Brunet, directeur du cabinet de conseil AB Marchés. Plus précisément, Pékin a deux priorités en tête : décrocher le statut d'"économie de marché", qui lui permettrait d'éviter de payer des droits de douane prohibitifs, et obtenir la fin de l'embargo sur les armes, que l'Europe avait failli lever il y a cinq ans, avant de renoncer, sous la pression des Américains.

Pour autant, la Chine fait encore preuve d'une certaine retenue dans ses ambitions. "Contrairement à ce que l'on entend en Europe, la presse chinoise a plutôt tendance à reprocher à ses dirigeants de ne pas réclamer davantage de contreparties en échange de son aide", témoigne Bei Xu, économiste chez Natixis. Reste à savoir si cette réserve perdurera ou si, grisé par sa puissance, l'empire du Milieu deviendra plus arrogant. Et plus exigeant. "Pour l'instant, le pays demeure plutôt isolationniste, ajoute Bei Xu. Un peu comme les Etats-Unis au début du xxe siècle, il ne sait trop que faire, politiquement, de sa nouvelle force de frappe financière." Pour beaucoup d'experts occidentaux, la Chine pourrait devenir la première puissance économique mondiale d'ici à 2030. Ou plutôt le redevenir, puisqu'elle le fut longtemps, jusqu'en 1840. Les deux siècles séparant ces dates n'auraient alors été qu'une simple parenthèse.


Pierre Lellouche : "il y a un risque politique non dit"
Propos recueillis par Benjamin Masse-Stamberger

Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, jauge le lien Chine-Europe.

Faut-il avoir peur de l'offensive chinoise en Europe ?

En trente ans, la Chine est passée de moins de 1 % des exportations mondiales à 10 % aujourd'hui : ses entreprises sont désormais compétitives au niveau mondial, et elle est devenue un banquier important de la planète, avec les premières réserves de change du monde. Après cinq siècles d'éclipse, la Chine revient au premier rang des économies mondiales. C'est une situation nouvelle, qui crée forcément un certain nombre de frottements. Est-ce qu'il faut être sur ses gardes ? Certainement. Mais ces changements ouvrent aussi un certain nombre d'opportunités.

Lesquelles par exemple ?

Le marché intérieur chinois est immense. Les besoins d'infrastructures du pays le sont aussi : ce sont autant de domaines où les entreprises françaises ont toutes leurs chances. Aujourd'hui, la part de marché de la France en Chine est de 1,3 %. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a de la marge pour progresser.

L'Europe ne risque-t-elle pas de devenir dépendante de la manne chinoise ?

Le risque est évident dans la mesure où le commerce extérieur européen est structurellement déficitaire avec la Chine. C'est vrai aussi pour la France : Allemagne et Chine sont nos deux premiers postes déficitaires. A mesure que Pékin accumule des réserves, il sera tenté d'en utiliser une (petite) partie pour prendre des positions en Europe. Il y a un risque politique non dit pour les Européens : plus les uns ou les autres seront endettés vis-à-vis du créancier chinois, moins ils seront tentés de prendre des mesures un peu dures, en matière de politique commerciale par exemple. C'est une des raisons pour lesquelles la réduction des déficits publics doit être une priorité nationale.

N'y-a-t-il pas aussi un problème de réciprocité avec la Chine ?

Absolument. Nous sommes ouverts aux produits, aux entreprises et aux investissements chinois. Prenez par exemple les marchés publics : il nous est interdit de favoriser nos champions nationaux au nom du principe de libre concurrence sur le marché intérieur européen, mais les Chinois, eux, réservent une grande partie de leurs marchés publics à leurs propres entreprises. La Chine construit une autoroute en Pologne sur financements européens : il faut que la réciproque soit possible. C'est pour cela que le président de la République souhaite faire évoluer les règles du jeu, notamment en matière commerciale et monétaire.


Vent d'est sur les entreprises
Libie Cousteau et Valérie Lion

En six ans, les groupes chinois ont triplé leurs investissements sur le Vieux Continent. Un galop d'essai : la conquête de l'Ouest ne fait que commencer.

C'était la soirée à ne pas manquer en ce début d'année. Le 18 janvier, le Tout-Paris était réuni sous les lambris du Palais Brongniart, l'ancien siège de la Bourse, pour un dîner de gala exceptionnel où la ministre de l'Economie, Christine Lagarde, invitée d'honneur, disputait la vedette à Henri de Castries, patron d'Axa, Patrick Kron (Alstom), Maurice Lévy (Publicis), Frédéric Oudéa (Société générale) ou encore au très sinophile Jean-Pierre Raffarin. Au total, près de 300 personnalités étaient conviées par Jiang Jianqing, président de la puissante banque chinoise, ICBC, n° 1 mondial, pour célébrer en grande pompe l'ouverture de sa succursale française.

Après Paris, ce haut dignitaire encore inconnu sur le Vieux Continent avait un programme chargé : l'inauguration en rafale de nouvelles implantations à Milan, Bruxelles, Amsterdam et Madrid. Si ses équipes européennes ne comptent pour l'heure que 200 personnes - une vingtaine en France - ICBC, cotée depuis seulement quatre ans, pèse déjà plus de 240 milliards de dollars ! Et ne cache pas ses ambitions, au premier rang desquelles accompagner les entreprises de l'empire du Milieu parties à la conquête de l'Ouest.

Encore insignifiant il y a quelques années, le tableau de chasse de ces nouveaux prédateurs s'est singulièrement étoffé ces derniers temps. Jugez plutôt : en janvier, China National BlueStar s'offrait le chimiste norvégien Elkem moyennant 2 milliards d'euros ; en décembre 2010, c'est la griffe Cerruti qui tombait dans l'escarcelle du géant du textile Li & Fung ; en novembre, le fonds d'investissement Fosun montait à 10 % dans le capital du Club Med. Quelques mois auparavant, le fondateur de Geely, l'étonnant Li Shufu, autodidacte ayant fait fortune dans l'automobile, bouclait le rachat du suédois Volvo Cars. La liste pourrait s'allonger si l'appétit de Mengniu pour Yoplait ou encore celui de Bright Food pour United Biscuits (Delacre, BN...) se confirmaient dans les semaines à venir.

A la fin de l'année dernière, l'incroyable - mais vaine - surenchère d'un obscur conglomérat chinois sur l'offre du français Nexans pour lui ravir le très stratégique fabricant néerlandais de câbles Draka a fini par convaincre de la réalité de la menace. Au point que le commissaire européen à l'Industrie, Antonio Tajani, a suggéré la mise en place d'une "autorité chargée d'examiner les investissements étrangers", inspirée du modèle américain - le Committee on Foreign Investment in the United States. Il faut dire que le cash accumulé par ces nouveaux conquérants leur autorise toutes les audaces.

"En six ans, les investissements directs de la Chine en Europe ont été multipliés par trois, note Françoise Nicolas, directrice du centre Asie à l'Institut français des relations internationales. Mais, en 2009, ils représentaient moins de 6 % du total des 56 milliards de dollars investis à l'étranger", nuance-t-elle. Si la présence chinoise devient de plus en plus visible, elle n'en reste pas moins modeste. Et pour cause : longtemps concentrés exclusivement sur leur propre marché, les Chinois ont d'abord déployé leurs forces vers le reste de l'Asie puis vers l'Afrique, pour ses précieuses ressources naturelles, indispensables à la croissance de leur économie. "L'Europe émerge comme cible à partir de 2003, avec deux destinations phares, l'Allemagne et le Royaume-Uni", rappelle Françoise Nicolas.

L'année 2005 a marqué une étape importante avec le rachat de la division PC d'IBM par une entreprise chinoise trois fois plus petite, Lenovo, et celui de la mythique marque britannique MG Rover par Nanjing Automotive, le constructeur de la première camionnette chinoise. Cette année-là, les investissements chinois en Europe ont presque triplé. Depuis, le rythme ne s'est pas ralenti. Tous les moyens sont bons : rachat, prise de participation, sociétés communes, contrats. En 2009, la Chine est même devenue le troisième créateur d'emplois parmi les investisseurs étrangers en Europe. Une récente étude de KPMG révèle que le Vieux Continent est désormais la cible prioritaire des Chinois à l'international, après l'Asie.

"Trois motivations les animent aujourd'hui, analyse Charles-Edouard Bouée, président Asie au cabinet de conseil Roland Berger. Le besoin de redéployer leurs actifs en euros, une volonté d'acquérir des technologies, des marques et des réseaux de distribution, et, enfin, la quête de relais de croissance pour des groupes qui ont fait le plein sur leur marché domestique."

Le drapeau chinois flotte désormais sur des usines italiennes, allemandes ou françaises, sur des plates-formes logistiques ou des centres de recherche. Les ingénieurs France Télécom de Lannion, berceau de la téléphonie tricolore, se souviennent encore de ce jour de mars 2007 où ils virent débarquer, de l'autre côté de la rue, une vingtaine de chercheurs de Huawei, venus prendre possession de bureaux flambant neufs. Au printemps prochain, c'est le fabricant d'électroménager Haier qui ouvrira en Allemagne son premier centre de recherche européen, chargé d'adapter ses produits à la clientèle occidentale. Les grandes entreprises chinoises pointent aussi leur nez sur d'importants appels d'offres et percent sur des marchés jusque-là dominés par nos champions : cet automne, Yuanda a raflé le contrat d'habillage de la future tour Carpe Diem, à la Défense, en cassant les prix. Un camouflet pour Eiffage et consorts.

Mais, pour l'heure, les véritables succès se comptent sur les doigts d'une main. Candidat au rachat d'Areva T & D, le fonds souverain CIC s'est finalement retiré de la compétition, tout comme Tianjin Xinmao sur Draka. Les ambitions des Chinois sont souvent freinées par leur méconnaissance de l'environnement réglementaire et leur manque d'expérience dans les fusions-acquisitions. Lorsqu'ils parviennent malgré tout à mettre la main sur leur proie, ils ne réussissent pas toujours à en tirer profit, comme en témoigne la reprise infructueuse des téléviseurs Thomson par TCL ou la difficile intégration de la conserverie de tomates Le Cabanon dans le conglomérat Chalkis. Leur réputation souffre par ailleurs de pratiques parfois peu reluisantes, à l'instar du nouveau propriétaire de MG Rover, qui n'a pas hésité à démonter les usines britanniques... pour les réinstaller en Chine. Ou encore de Longsheng Shandong, acquéreur du spécialiste européen du contreplaqué Plysorol, qui, intéressé par les seules plantations de bois détenues au Gabon, n'a jamais injecté l'argent promis.

Toutefois, ces faux pas pourraient bientôt appartenir au passé. "Les Chinois ne veulent pas apparaître comme menaçants", relève David Weill, vice-président d'AT Kearney. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour former des cadres dirigeants capables de maîtriser les codes européens. Rien qu'en France, les universités et grandes écoles accueillent plus de 30 000 étudiants venus de l'empire du Milieu. Et les grandes entreprises savent désormais s'offrir les services de pointures locales, à l'instar de Huawei, qui a recruté à la tête de sa filiale France l'ex n° 2 du groupe d'électronique de défense Thales.

"Ce qui fera exploser les acquisitions par les Chinois, c'est leur volonté de bâtir de véritables multinationales, assure Florent Steck, associé chez KPMG. Aujourd'hui, même leur plus grosse société, PetroChina, est moins globale que Total." Mais leurs fleurons ont déjà bousculé les classements mondiaux. Vinci, longtemps leader incontesté du BTP, ne vient-il pas d'être rétrogradé à la troisième place derrière... deux groupes chinois ? Pour autant, la plupart des spécialistes réfutent l'idée d'un péril jaune : "Ce ne sont pas les Barbares qui débarquent, tempère l'un d'eux, mais la rencontre de deux mondes à laquelle il faut se préparer." Sans tarder.

Acquisitions

Luxe Cerruti (France), racheté en 2010 par le géant du textile Li & Fung.

AUTOMOBILE

MG Rover(Grande- Bretagne), racheté en 2005 par Nanjing Automotive.Volvo Cars (Suède), racheté en 2010 par Geely.

et aussi :

Elkem (Norvège), en 2011 ;Rhodia Silicones (France), en 2007 ; Adisseo (France), en 2006 ;

Marionnaud (France) et IBM (division PC) en 2005.

implantations

Haier (électroménager), une usine en Italie et bientôt un centre de recherche en Allemagne.

Huawei (télécoms), un centre de recherche en France depuis 2007.

ICBC (banque), une succursale à Paris, ouverte en 2011.

prises de participations

Club Med Fosun, actionnaire à 10 %.

BarclaysChina Development, actionnaire à 3 %.

et aussi :

Sanofi-Aventis Veolia Environnement

China Investment Corporation (CIC), investisseur à hauteur de 1 à 2 %.


Jean-Pierre Clamadieu : "On entretient trop de fantasmes"
Propos recueillis par Libie Cousteau

L'expansion chinoise vue par Jean-Pierre Clamadieu, PDG de Rhodia.

Les désirs d'expansion des Chinois représentent-ils une menace pour l'industrie européenne ?

Jusqu'ici, les Chinois manifestaient surtout un tropisme pour le monde anglo-saxon. Les opérations réalisées récemment sur le Vieux Continent ne sont pas surprenantes : les grands groupes industriels sont en quête de relais de croissance hors de leurs frontières. Mais il ne devrait pas y avoir une déferlante de rachats. Notons que ces investissements représentent pour l'Europe une opportunité d'accès à des capitaux, à un savoir-faire, et à un gigantesque marché. Il pourrait néanmoins exister un risque de voir nos technologies et certaines productions partir en Chine.

Pensez-vous qu'il faille instaurer, comme le préconisait récemment le commissaire européen à l'Industrie, Antonio Tajani, une autorité chargée de contrôler ces investissements ?

Il faut en effet rester attentif et garantir le principe de réciprocité. La Chine souhaite faire émerger des champions nationaux et accueille parfois moins bien aujourd'hui les entreprises étrangères. Faire une OPA sur une société chinoise demeure très difficile, même si le groupe SEB, par exemple, y est parvenu.

Quels enseignements tirez-vous, trois ans après, de la vente de Rhodia Silicones au chinois Bluestar ?

L'opération a permis à cette ancienne filiale de devenir l'un des leaders mondiaux de son secteur. Elle n'aurait pas eu cette perspective au sein de notre groupe. Bluestar n'ayant pas de présence en Europe, aucune restructuration n'a été nécessaire. Les nouveaux actionnaires ont gardé l'équipe en place et cela se passe bien. On entretient trop de fantasmes sur la puissance chinoise.



Sang neuf dans les Carpates
Iulia Badea Guéritée

La Roumanie, avec ses usines à la dérive et son savoir-faire industriel, attire les investisseurs chinois. Une implantation discrète mais efficace.

Rasnov, en Transylvanie, au coeur des Carpates : sa citadelle, ses 15 000 habitants et... ses trois Chinois. Bercée par le rythme des vagues de touristes venus visiter le château voisin de Dracula, Rasnov (à 15 kilomètres de Brasov, la deuxième plus grande ville de Roumanie) n'a longtemps été qu'un lieu de passage. Depuis 2008, le destin de la bourgade a basculé, pour la seconde fois de son histoire après l'occupation par les chevaliers teutoniques, en 1215. Cette fois-ci, ce sont les Chinois qui ont débarqué. L'usine de tracteurs qu'ils ont inaugurée, en 2009, se dresse au pied de la citadelle. Un investissement de 50 millions d'euros, financé à 80 % par Hoyo-SHK Modern Agricultural Equipment Co. Ltd. China. Pour figurer parmi les 500 futurs employés du site, les habitants de Rasnov ont même remis des listes d'inscription à la direction ! Car Tractoare Hoyo représente ici l'avenir : l'usine devrait assembler d'ici à 2012 plus de 20 000 unités à destination de toute l'Europe. A terme, les composants seront aussi produits sur place.

Une belle revanche pour les gens du cru : c'est dans leur région que se trouvait la plus grande usine de tracteurs du pays à l'époque de Ceausescu. Malins, les Chinois sont venus y chercher un savoir-faire. Loin d'être une curiosité, leur percée, discrète mais efficace, a commencé en 1993 lorsque le département de Brasov a amorcé sa collaboration avec la province de Liaoning. Des commerces ont peu à peu fleuri autour du seul restaurant chinois de la région. Aujourd'hui, l'université Transilvania Brasov accueille en son sein, depuis septembre 2010, un institut roumano-chinois Confucius.

Les édiles de Brasov ne sont pas les seuls à recevoir à bras ouverts les investisseurs chinois. A Timisoara, ces derniers ont racheté une fabrique de vélos ; à Somes Dej, Avic International a promis 350 millions d'euros pour redresser une usine de cellulose et papier. La seule raison qui empêche une implantation plus rapide des entreprises de l'empire du Milieu en Roumanie semble être la lourdeur bureaucratique - un comble !

Un futur China Town à Bucarest

En revanche, les Chinois se hissent déjà au quatrième rang parmi les petits entrepreneurs étrangers : commerces, restaurants, à Bucarest, leurs affaires prospèrent. A tel point qu'aujourd'hui un vaste complexe de 13 hectares, le Dragon rouge, abrite plus d'un millier de commerces chinois dans la capitale. Et ce n'est pas fini : un groupe de promoteurs roumains et chinois construit actuellement, sur 50 hectares, le futur ChinaTown. Au programme : 12 bâtiments d'habitation, des écoles, des bureaux et des banques.

Même si la ligne aérienne directe Bucarest-Pékin est suspendue depuis 2003, l'offensive chinoise a donc bel et bien traversé le Danube. Pour le plus grand bonheur des hommes d'affaires, qui rêvent de voir un jour le port de Constanta briller de mille lampions rouges. Mais au grand dam du président : Traian Basescu ne partage pas leur enthousiasme. Le 5 janvier, il martelait qu'il n'était pas question, pour son pays, de succomber aux sirènes de l'argent chinois, à l'instar de ses voisins, la Grèce et la Moldavie. Même si "la Chine est notre amie", concluait-il, un brin embarrassé.


diasporama

8 000 Chinois vivent en Roumanie, selon l'Office roumain des migrations, dont 6 000 à Bucarest. Ils sont investisseurs, entrepreneurs, mais aussi ouvriers dans des entreprises du secteur textile.

385 millions de dollars Tel est le montant des investissements chinois en 2010 en Roumanie, selon le ministère de l'Economie.

Chinezii din Romania C'est le journal de la communauté chinoise expatriée en Roumanie.


Mon patron s'appelle Chuanzhi
Emmanuel Paquette

Il y a cinq ans, le chinois Lenovo achetait une icône américaine,la division micro-informatique du géant IBM. Cette fusion délicate n'a pas encore porté tous ses fruits.

C'est l'histoire du serpent qui avale un éléphant. Ou quand un géant de l'informatique américain tombe entre les mains d'une entreprise trois fois plus petite. Chinoise, de surcroît. "Mes amis, inquiets, ont pris cette image pour symbo-liser notre rachat de l'activité PC d'IBM en 2005, a raconté Liu Chuanzhi, président et fondateur de Lenovo, lors de son passage en France, en novembre 2010. Et il est vrai que nous avons connu des hauts et des bas."

Lorsque ce colosse de l'empire du Milieu, inexistant à l'international, débourse 1,25 milliard de dollars pour mettre la main sur ThinkPad, la marque d'ordinateurs d'IBM, il se trouve d'un coup propulsé n° 3 mondial. Mais l'intégration se révèle complexe. En France, le transfert automatique de 130 salariés d'IBM est vécu comme un traumatisme. La CFE-CGC n'hésite pas à demander l'ouverture d'une clause de conscience pour le personnel, effrayé à l'idée de se "retrouver dans la filiale d'un Etat totalitaire".

Aujourd'hui, Frank Setruk, délégué syndical à l'origine de cette requête, reconnaît qu'"il n'y a pas eu de problèmes particuliers". A vrai dire, nombre de salariés n'ont pas perçu de différences notables. Lenovo a pris soin d'internationaliser ses équipes. Aujourd'hui, son comité de direction compte autant d'étrangers que de Chinois. Les pays comme les Etats-Unis ou la France sont gérés par d'anciens responsables de "Big Blue". Concentrée sur une activité unique - la fabrication de micro-ordinateurs - l'entreprise est plus réactive... et davantage centralisée. Plusieurs fonctions clefs (finance, support client) sont basées à Bratislava, en Slovaquie.

Malentendus et incompréhensions

Au quotidien, les différences culturelles suscitent malentendus et incompréhensions. Comme lors des réunions, au cours desquelles les Américains monopolisent la parole. "Les Chinois sont moins volubiles", glisse Marc Godin, patron pour la France. En outre, tous ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare mais donnent toujours le change devant leur interlocuteur, feignant de tout comprendre...

Le mode de gestion a, lui aussi, changé. "Nous sommes passés d'une multinationale à une grosse PME, raconte Catherine Ladousse, directrice du marketing pour l'Europe de l'ouest. Une grande autonomie est laissée aux équipes, on peut parler d'esprit entrepreneurial." Mais cette liberté a sa contrepartie : désormais, le salaire de chaque employé comporte une part variable. "Nous nous attendions à une culture plus égalitaire, plus communiste, reconnaît Ken Batty, directeur des ressources humaines pour l'Europe de l'Ouest. En Chine, les bonus représentent 30 % du salaire. En Europe, la part fixe de la rémunération n'a pas évolué depuis cinq ans mais la part variable atteint en moyenne 21 % pour les cadres, au lieu de 6 % auparavant."

En 2008, le groupe a traversé une tempête révélatrice. Alors qu'il visait la place de leader mondial, il s'est vu rétrogradé au quatrième rang par le taïwanais Acer. Un revers de taille. La crise n'a rien arrangé, contraignant l'Américain William Amelio, PDG de Lenovo à l'époque, à lancer un vaste plan d'économies et à licencier 2 500 personnes. Une réaction brutale, qui n'a pas été du goût des Chinois : en 2009, Amelio est remplacé par son prédécesseur, Yang Yuanqing.

Depuis, le groupe a renoué avec la croissance et connu la plus forte progression de tout le secteur au dernier trimestre de 2010. Mais sa notoriété hors de Chine reste à construire. Liu Chuanzhi a fixé un objectif très ambitieux : que, d'ici à trois ans, la moitié des Européens connaissent la marque Lenovo. Le serpent aura alors sans doute réussi à digérer l'éléphant.


Jean-Paul Larçon : "La Chine a peur de faire peur"
Propos recueillis par Bruno Abescat

Jean-Paul Larçon est professeur de stratégie internationale à HEC Paris. Fin connaisseur de l'empire du Milieu, il voit dans son développement plus une opportunité qu'une menace.

Rachat de dettes souveraines, investissements dans les infrastructures et les entreprises... Peut-on parler d'une offensive chinoise en Europe ?

En Europe et ailleurs... Depuis l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce, en 2001, la croissance de ses investissements à l'étranger est exponentielle mais vise majoritairement l'Asie et les pays émergents. Avant cette date, la Chine se contentait d'exporter. A présent, elle acquiert des entreprises.

La crise accélère-t-elle ce mouvement ?

La crise est une opportunité pour la Chine. Elle lui permet d'entrer à moindre coût sur les marchés et d'acheter des sociétés en difficulté, comme Volvo Cars. Et je suis convaincu que nous n'avons rien vu : les banques et les compagnies d'assurance chinoises, qui n'ont pas encore bougé à l'international, vont à leur tour investir massivement.

L'Europe est-elle dépendante de la Chine ?

C'est exagéré. D'abord, à l'aune de sa puissance économique, ses investissements en Europe demeurent faibles. Ensuite, ce pays est simplement en train de prendre sa place sur l'échiquier mondial : il cherche à diversifier ses avoirs, pas à exprimer son pouvoir.

Quelle logique guide les autorités chinoises en Europe ?

Les Chinois sont des gens très méthodiques. Ils échafaudent des plans à long terme et les mettent en oeuvre. Les entreprises, même indépendantes, sont encouragées à s'internationaliser et sont accompagnées par une politique gouvernementale adéquate de financement, d'information, d'assurance à l'export... La "maison Chine" a une vision exacte de ce qu'elle veut faire par continent et par pays. En Europe, son principal souci est de s'assurer la stabilité économique et financière de son premier partenaire commercial.

Cette démarche a-t-elle évolué ?

A présent, la Chine a pris conscience de sa force et elle a sans doute peur de faire peur. Si elle veut rester offensive, je crois qu'elle aura à coeur d'avancer avec prudence et de respecter les lois.

Faut-il, comme aux Etats-Unis, protéger les secteurs stratégiques et se doter d'une autorité de contrôle ?

Demeurer sur le registre défensif ne me paraît pas la posture la plus pertinente. Acceptons que la Chine soit aussi une grande puissance scientifique et technologique et exigeons plutôt davantage de réciprocité.

Pékin peut-il espérer faire fructifier ses investissements sur le plan politique ?

Géant économique, la Chine pèse naturellement sur la scène politique. Mais, pour l'heure, elle n'a pas cherché à utiliser ce levier puissamment. Et s'il y a un impérialisme chinois, il est comparable à son pendant américain ou japonais...

Vous ne semblez pas croire à une menace chinoise. Pensez-vous que les Européens ont tendance à se faire peur avec la Chine comme avec le Japon dans les années 1980 ?

La montée en puissance de la Chine sur le plan international est très rapide et a de quoi susciter des inquiétudes. Mais, en même temps, elle est devenue l'un des piliers majeurs de notre nouveau monde multipolaire. Aujourd'hui, les Chinois investissent quatre fois moins à l'étranger que les étrangers en Chine. Maintenant, il faut le savoir, ce sont des entrepreneurs qui vont de l'avant. Donc, il ne faut pas baisser notre garde. Retenons plutôt que la Chine nous offre de formidables débouchés. Je reste fondamentalement positif : le développement de ce vaste pays est aussi une opportunité. A nous de la saisir.

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