jeudi 31 mars 2011

REPORTAGE - Quand la Chine achète la Sibérie - Marc Nexon


Le Point, no. 2011 - Economie, jeudi, 31 mars 2011, p. 92,93,94

Conquête. Pour l'empire du Milieu, tous les moyens sont bons afin de s'emparer des richesses de la taïga russe. Poutine et Medvedev voient rouge.

Le 4 x 4 Toyota file à travers la taïga. Le ciel est laiteux et l'air chargé de flocons qui piquent comme des aiguilles. Au volant, le garde-chasse Alexandre Samoilenko, 59 ans, en tenue militaire, est seul sur la route. Seul au milieu des bois et de l'immensité blanche. Ce matin, les températures sont remontées à - 20 °C, mais il a neigé toute la nuit. Le véhicule multiplie les embardées. Et Alexandre n'aime pas ça.« Sale hiver ! J'ai jamais eu autant de mal à m'enfoncer en forêt. » Pourtant, il roule. Car il vient d'apprendre qu'à 150 kilomètres de là un groupe de contrebandiers a pris position. Et tronçonne. Du matin au soir.

Nous sommes dans la région de Dalnerechensk, en Sibérie orientale, à l'autre bout du continent russe, à sept fuseaux horaires de Moscou. Et à deux pas de la Chine. Ici, le long des 3 300 kilomètres de la frontière, les Russes abattent sans relâche. Du pin, du cèdre, du frêne, du bouleau, du hêtre...

Des grumes aussitôt convoyées chez le grand voisin, qui les transforme puis les réexpédie sur le marché mondial à l'état de meubles, de parquets ou de papier toilette. Un commerce gigantesque, dont la moitié des volumes franchit la frontière en toute illégalité. Sous la supervision des Chinois, qui achètent tout : la gestion des parcelles boisées, les camions et les passe-droits. La facture ? Une destruction programmée de la forêt boréale d'ici deux à trois décennies.

Alexandre traverse un village de maisons en rondins. Du linge pend aux fenêtres, figé dans la glace. A la sortie du bourg, un homme emmitouflé appelle de son portable.« Regardez-le ! Il a repéré ma voiture et prévient les bandits de la forêt », s'écrie Alexandre. La Toyota coupe par un sentier. Des traces de chenilles apparaissent... Celles du tracteur des trafiquants utilisé pour déplacer les troncs. Le 4 x 4 les suit pendant plusieurs kilomètres et finit par renoncer, incapable d'avancer davantage dans l'épaisse couche de neige.

Soudain surgit une motoneige tractant deux citernes de carburant. Le garde-chasse bondit hors du véhicule.« Alors, on vole ? lance-t-il au conducteur éberlué.Tu vas tout me dire ! » L'homme découvre une denture or et argent. Et raconte.« Je les ravitaille en essence. Ils sont trois et coupent depuis deux jours à 10 kilomètres d'ici. » Alexandre soupire. Il tape du pied sur le pneu dégonflé de son 4 x 4.« Je ne les coincerai pas aujourd'hui. »

La Chine peut poursuivre son grand festin sibérien. Pourquoi s'en priverait-elle ? Au nord de chez elle, de Vladivostok à la Mongolie, s'ouvre un espace vaste comme l'Europe, gorgé de matières premières et occupé par une population de 6 millions d'habitants... Et qui n'en comptera plus que 4,5 millions d'ici à 2015. Au sud, jouxtant la frontière, trois provinces chi-noises peuplées de 150 millions d'âmes et qui n'ont qu'une ambition : alimenter leur folle croissance. Un cauchemar pour les autorités russes.« Si on ne réagit pas, on parlera tous chinois », lâche le Premier ministre, Vladimir Poutine, à chacune de ses visites dans la région.« Nous risquons de vivre un drame comparable à l'effondrement de l'URSS », renchérit le président, Dmitri Medvedev. La presse russe elle-même ne cesse d'évoquer des plans secrets de Pékin destinés à reconquérir ces territoires longtemps aux mains de la dynastie Qing et cédés à la Russie tsariste en 1858. De fait, les écoles chinoises relaient le même message depuis Mao.« Au-delà du fleuve Amour, la terre nous appartient. »

Et l'annexion de facto est en marche. A grand renfort de cash. A Vladivostok, sur le Pacifique, l'affaire est entendue.« 70 % du business est entre les mains des Chinois », affirme Viktor Cherepkov, l'ancien maire de la ville, un petit homme sec, le cou noué par une cravate rose. Bref, à peu près tout, à l'exception du négoce des voi- tures japonaises encore sous le contrôle des Russes. Comment ? Via la création de sociétés écrans avec à leur tête des hommes de paille russes.

Obsession. Igor est l'un d'eux. Le cheveux ras, ancien officier de l'armée, il occupe le poste de directeur d'une entreprise de matériaux de construction de plusieurs centaines d'employés.« Je suis un salarié des Chinois, confesse-t-il dans un restaurant, au milieu d'une soirée d'anniversaire.Ils viennent même nous démarcher par petites annonces et nous proposent d'investir. » Leur argent ?« Inépuisable. » Les profits ?« Des millions de dollars qu'on se partage ! »

Et tout intéresse l'empire du Milieu. Le gaz, le pétrole, mais aussi les minerais. Comme les milliards de tonnes de fer dont regorge le sous-sol du Birobidjan, à moins de 100 kilomètres de la frontière.« Ils m'appellent tous les jours, confie le vice-gouverneur de la région, Valeri Gourevitch, en raccrochant après une conversation téléphonique avec un partenaire chinois.Le jour où ils cesseront, c'est qu'il y aura eu un tremblement de terre à Pékin ! » Ici, au Birobidjan, ils ont une obsession : construire sur le fleuve Amour un pont et une voie ferrée de 2,5 kilomètres capables d'acheminer le fer.

L'appétit du géant est tel qu'un projet fou a même circulé il y a deux ans à Vladivostok. L'idée ? Confier la gestion de la moitié de la ville à la Chine pour soixante-quinze ans. Moyennant un loyer annuel de 3,6 milliards d'euros.« Il s'agissait d'un programme de restauration des quartiers », précise Mikhaïl Terski, directeur du Centre de recherches stratégiques du Pacifique. Une ficelle un peu grosse. Moscou a dit niet.

« Les Russes ne parviennent pas à développer leur territoire, qui se vide. Leur peur est légitime », lâche Suei Hueilin, un consultant chinois de Vladivostok marié à une Russe. « Et leurs femmes nous préfèrent parce qu'on travaille davantage et qu'on boit moins », ajoute-t-il perfidement.

Pas faux. Car, avec les dollars, les Chinois disposent d'une autre force : la sueur. A Oussouriisk, une ville russe de 170 000 habitants située à 50 kilomètres de la frontière, ils construisent désormais leurs usines de biens de consommation sur place. Et, comble de l'arrogance, ils les font tourner avec leurs propres ouvriers ! C'est de le cas de la compagnie Kanzy et de ses 1 000 employés. Sur le papier, un quart du personnel est russe.

Guerre. Mais, le jour de la visite, seules les petites mains chinoises cousent et emballent des pantalons de sport. Les salariés russes ?« Ils ne travaillent pas le week-end, ils sont trop lents et bloquent la ligne », résume le directeur, Li Yong Fan, décidé à lancer prochainement une production de téléviseurs et de téléphones portables.

Conquête par l'argent ? Pas seulement. Près de Khabarovsk, à 800 kilomètres au nord de Vladivostok, l'expansion est carrément territoriale. Il suffit de se rendre sur l'île Bolchoï Oussouriisk, située sur le fleuve Amour, jadis objet de dispute entre les deux pays. En 2004, la Russie a accepté d'en céder la moitié à son voisin. Depuis, ce dernier lui administre une leçon. Aéroport, centres commerciaux, parc d'attractions... Sur la partie chinoise de l'île, un mini-Hongkong promet de sortir de terre. Côté russe, en revanche, toujours rien : un village, une chapelle et quelques fermiers. Comme Boris, qui avance péniblement au milieu d'un désert neigeux vers son étable et ses huit vaches.« On ne voit rien venir », dit-il. Mais ce n'est pas tout. Les Chinois grignotent encore.« Ils passent leur temps à construire des digues et à remblayer, s'emporte Iakov, un officier du FSB affecté à la surveillance de la zone.Ça ramène tous les immondices chez nous. » Résultat : les eaux montent et les berges s'effondrent. Le poste de douane russe au bord du littoral menace même de sombrer.« Ici, même les carottes et les betteraves sont chinoises, ils veulent nous envahir, je vous prédis une guerre avant dix ans ! » lance Vladimir, 24 ans, cuisinier dans le village voisin.

L'expansionnisme chinois, il est vrai, prend racine sur un terreau idéal : la corruption.A Vladivostok, les Chinois sans papiers regroupés dans l'immense ruche commerciale de « Kitaï Gorod » (ville chinoise) savent y faire.« Quand les miliciens arrivent pour nous contrôler, ils repartent avec un ou deux écrans plats », raconte Chang, 21 ans, arrivé de Pékin il y a un an et noyé sous des cartons de jouets.

Du pain bénit pour les mafias chinoises.« Elles sont très actives auprès de nos administrations », admet Vitali Nomokonov, directeur du Centre d'études du crime organisé à Vladivostok.« Un conseiller du gouverneur peut toucher jusqu'à 20 millions de dollars par an », affirme même l'ancien maire Viktor Cherepkov.

A Dalnerechensk, carrefour du trafic de bois en Sibérie, les règles sont connues.« Les policiers perçoivent entre 200 et 300 dollars par camion, soit 10 % de la valeur du chargement, raconte Igor, un ancien de la maison.Comment croyez-vous qu'ils s'achètent leur villa et leur 4 x 4 ? » Et, pour le prix, ils escortent même la marchandise jusqu'à la frontière, talkie-walkie à la main. Le ballet commence vers 23 heures. Avec une enfilade de poids lourds surgissant tous feux allumés de la forêt et remorquant des troncs d'arbres dans une tornade de neige. Les uns vont transborder leur chargement dans les wagons d'un train. Les autres prennent la direction des scieries.

Menaces. Car, ici, les scieries sont aussi chinoises. A la sortie de la ville, l'une d'entre elles tourne encore à la lueur des ampoules. Deux Chinois s'activent à mains nues, pelletant dans la sciure au milieu d'un amas de ferraille. Plus loin, deux chiens aboient dans une cage. A l'étage, des ouvriers avalent un bol de soupe près de leur lit de camp. Une Chinoise en short fait partie du groupe. Le chef ?« Il n'est pas là et il aura trop peur de parler », dit-elle.

Ce soir-là, le garde-chasse Alexandre fulmine. Il vient d'apprendre que les deux fils d'une responsable politique du coin trafiquent, eux aussi, avec les Chinois. Alors, il déboule au siège local de Russie unie, le parti de Poutine. La femme est là, entourée de cinq caïds vêtus de casquettes et de vestes en cuir. Alexandre n'en revient pas. Tous trempent dans le business du bois.« Tu travailles pour le bien du peuple, mais il paraît que tes fils coupent dans la forêt ! » lui lance-t-il. L'intéressée arbore un sourire gêné.« Ils sont avec des gens sérieux », minaude-t-elle. Le garde-chasse tourne les talons. Il sait qu'il joue gros. Il reçoit régulièrement des menaces de mort et sa voiture a déjà flambé deux fois.

Alexandre s'enfonce dans la nuit glaciale. L'année prochaine, fini les expéditions dans la taïga... Il part à la retraite. Les Chinois pourront festoyer de plus belle


Un deal à 25 milliards pour le pétrole russe

C'est le cordon qui arrime la Russie à la Chine. Un oléoduc de 1 000 kilomètres reliant la ville d'Angarsk, à l'est de la Sibérie, à celle de Daqing, dans le nord-est de la Chine. Et opérationnel depuis le début de l'année. Son coût ? 25 milliards de dollars. Principalement déboursés par la Chine, laquelle recevra en contrepartie 300 000 barils de pétrole par jour pendant vingt ans. De quoi assouvir un pays devenu, en 2010, le premier consommateur d'énergie, devant les Etats-Unis.

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2 commentaires:

Anonyme a dit…

A lire le titre on croirait que les chinois sont un danger pour les russes.
Mais à lire l'article et à y réfléchir on se rend compte que le danger c'est leurs propres dirigeants corrompus .
Alors que si les russes "vendaient" la sibérie de manière propre ,
ils en retireraient des bénéfices qui ne seraient pas de trop pour refaire tout ce qui est à refaire dans leur pays.
Mais justement le problême des dirigeants corrompus n'est pas tant leurs affaires avec les chinois qu'avec les occidentaux : les milliards et milliards du pétrole ,de l'aluminium et de tout le reste qui sont partis à l'ouest avec les complicités de juristes , banquiers ..., et journalistes et politiques qui trouvaient le moyen de cautionner et de soutenir tout ca sous prétexte de sacrifices et d'efforts pour arriver à l'économie de marché ...
Pendant que ce tant là le corrolaire de l'hémorragie économique était l'hémorragie humaine et démographique.
Donc les russes n'ont pas forcément besoin qu'on leurs disent de qui se méfier, comme dans cet article, ils sont encore les mieux placés pour le savoir.

rencontre femme russe a dit…

Vraiment chouette article. J'adore ! Et en plus votre blog est super intéressant. Je repasserai régulièrement , comptez sur moi.