vendredi 8 avril 2011

EXTRAIT - M. le président. Scènes de la vie politique, Franz-Olivier Giesbert


Le Point, no. 2012 - France, jeudi, 7 avril 2011, p. 40

Monsieur le Président : Scènes de la vie politique (2005-2011), de Franz-Olivier Giesbert (Flammarion, 286 p., 19,90 E).

Révélations. Imprévisible, voire sidérant, Nicolas Sarkozy n'est décidément pas un président comme les autres.

Extraits

Je dois à la vérité de dire que nos rapports sont très particuliers : nous avons eu, comme on dit, quelques hauts et pas mal de bas. Un épisode parmi d'autres, que j'ai au demeurant pris à la farce : un soir de 1994, lors d'un dîner à Bercy dans son appartement de fonction du ministère du Budget, il m'a menacé comme lui seul peut le faire. Après que j'eus émis les plus grands doutes sur les chances d'Edouard Balladur, son candidat à la présidence, il s'est subitement levé de table et, avec la semelle de sa chaussure, a feint d'écraser quelque chose sur la moquette : une blatte, un cloporte ou Dieu sait quoi, qu'il réduisait en bouillie sous son pied. « Tu vois, mon petit Franz, avait-il dit, quand on aura gagné, c'est ce qu'on fera avec toi. » Il ne plaisantait pas. (...)

La colère

J'ai noté la date : le 27 janvier 2008. C'est un dimanche qu'éclaire une lumière pâle et frisquette. Il me semble que la montagne, trônant sous les fils d'or, a pris tout le soleil pour elle. Il faut se contenter des restes. Je suis chez moi, en Provence, et je taille mes oliviers. Souvent, après leur avoir coupé une grosse branche, je les caresse et ils me rendent quelque chose que je ne saurais définir, une vibration, un plein bon Dieu d'amour. Je ne voudrais pas faire mon Giono, mais ces arbres et moi faisons partie de la même famille. On se comprend sans avoir même à se parler.

Il est 13 heures passées quand mon portable sonne. C'est l'Elysée. Une belle voix féminine m'annonce qu'elle va me passer le président de la République. Après les civilités d'usage, Nicolas Sarkozy prend soudain sa voix des mauvais jours : « Je veux te parler d'un article de Patrick Besson que tu as publié dans ton journal. Un truc pas digne de vous, un truc immonde, répugnant, dégueulasse, y a pas de mot pour ça. »

Moi, hypocrite : « De quel article parles-tu ? »

Lui, glaçant : « Tu sais très bien lequel. »

Moi, toujours hypocrite : « Non. »

Lui : « Celui sur Carla, l'autre jour. Il faut que tu saches que je méprise ce type et que le jour où je ne serai plus en fonction, une des premières choses que je ferai, ce sera d'aller lui casser la gueule. »

Moi : « Allons, dans quelques semaines, tu l'auras déjà oublié. »

Lui, haussant le ton : « Non, je n'oublierai pas. Jamais ! Jamais ! Tu m'entends ? Jusqu'à la fin de mes jours ! »

Il est dans un tel état qu'il me paraît judicieux de ménager une pause. Après un petit silence, il reprend sur le même ton, menaçant :

« Jamais je n'oublierai non plus que cet article a été publié sous ta responsabilité.

- Je l'assume tout à fait. En plus, Besson est mon ami.

- Toi, tu as toujours eu de ces amis ! »

Patrick Besson fait partie de la catégorie que j'appelle celle de mes « vieux amis ». (...)

Dix jours plus tôt, il a signé dans Le Point une chronique sur Carla Bruni, la nouvelle conquête de Sarkozy. Elle n'est pas la première dans son coeur, ni lui dans le sien, qu'ont habité tour à tour Mick Jagger, Eric Clapton, Louis Bertignac, Arno Klarsfeld, Raphaël Enthoven, un grand cacique du PS, etc. Des liaisons officielles, et je ne parle pas des autres.(...)

Ironisant sur ses charmes et ses talents de tombeuse, Patrick Besson donne, dans sa chronique, toutes sortes de conseils drolatiques à l'heureux élu. Il recommande ainsi à Sarkozy de ne pas présenter la nouvelle femme de sa vie à ses fils. Ni à Barack Obama. Ni à aucun beau mec.

« Ote-moi d'un doute, reprend le chef de l'Etat. Est-ce que tu as relu cet article avant sa publication ? »

Moi : « Bien sûr. C'était, comme on dit, un article "sensible". »

Lui : « Et ça ne t'a rien fait ? »

Moi : « Si. Ça m'a fait rire ou plutôt sourire. »

Lui : « Ça ne t'a pas choqué ? »

Moi : « Non, parce que c'est de l'humour. »

Lui : « Tu appelles ça de l'humour ? Je vais t'en foutre de l'humour ! »

Moi : « Je peux même te dire que j'ai lu cet article avec soin et que j'ai demandé à Patrick d'enlever deux ou trois trucs, ce qu'il a fait sans problème. Comme ça, y avait rien à redire. »

Lui : « Rien à redire ! Rien à redire ! Tu sais ce que tu vas faire, mon petit Franz ? Une lettre d'excuses à Carla et on sera quittes. »

Moi : « N'y pense pas. »

Lui : « Je veux une lettre d'excuses, c'est quand même la moindre des choses. »

Moi : « Je ne te la ferai pas. »

J'ai souvent dit qu'on ne se méfie pas assez des journa-listes en général, et de moi-même en particulier. Encore une preuve de ma fourberie professionnelle : cette conversation m'a tout de suite semblé si bizarre que, pour l'immortaliser, j'ai sorti un stylo-feutre et une vieille enveloppe de mon blouson. Après quoi, je me suis assis et j'ai tout noté, pour l'Histoire, au pied de mon olivier. Il a quatre cents ans. Je suis sûr qu'il n'a encore jamais, de toute sa vie, entendu des choses pareilles.

« Il n'y a pas faute, dis-je. Je ne comprends pas pourquoi il y aurait excuse. »

Lui : « Comment peux-tu dire ça ? Cet article est une saloperie qui relève du cassage de gueule. »

Moi : « Tu me menaces aussi d'une correction ? »

Lui : « Tu la mériterais, je ne sais pas ce qui me retient. Tout ça, tu sais ce que c'est, hein, tu le sais ? C'est du fascisme, oui, du fascisme ! Vous êtes vraiment deux gros lâches, Besson et toi, pour vous attaquer ainsi à une femme. Attaquez-vous à moi ! Mais vous avez la trouille... »

Moi : « Ecoute, on n'a pas la trouille de toi, on l'a souvent prouvé et on le prouvera encore. Mais là, c'est autre chose. Une chronique d'écrivain. Il n'y a aucune raison pour que Carla et toi vous sentiez insultés. »

Lui : « Et qu'est-ce que tu dirais si j'écrivais ou faisais écrire que ta femme est une pute ? »

Moi : « Jamais notre journal n'a écrit ni même suggéré que Carla est une pute. »

Lui : « Si, si... Je suis sûr que tu péterais les plombs si je disais que ta femme est une pute, hein, une pute qui a servi à tout le monde et qui, en plus, veut coucher avec tes enfants. »

Moi : « Ecoute, on n'est pas des perdreaux de l'année, moi moins encore que toi. Ce n'est pas parce que Carla a eu une vie ou des vies avant toi qu'on peut l'accuser d'être une pute. Même chose pour ma femme. On a trop d'heures de vol, mon vieux. Enfin, voyons... »

Les derniers mots sont de trop. Ils expriment une sorte de condescendance paternelle qui le met aussitôt en transe. Je l'imagine en train de trépigner ou même de se rouler par terre comme un enfant en colère.

« Dire que tu ne veux même pas présenter d'excuses après avoir laissé traiter ma femme de pute, hurle-t-il. Où es-tu tombé ? Tu ne t'en sortiras pas comme ça ! »

J'ai connu toutes sortes de colères de politiciens. Il y a les drôles, les poétiques, les généreuses : celles de Michel Charasse ou de Georges Frêche m'ont souvent donné des fous rires, y compris quand elles s'abattaient sur moi. Celle du président est triste, malgré les cris et les menaces.

« Tu vas voir ce que je vais faire, tu vas voir... »

Je songe à la sortie de Churchill contre un parlementaire écumant : « Mon honorable collègue devrait essayer de ne pas produire plus de vapeur qu'il n'en contient. » Son bouillonnant monologue tourne en boucle, il répète toujours les mêmes phrases, en s'époumonant. Il faut qu'il décompresse. Je cesse donc de le relancer. Il continue de crier encore un moment dans son téléphone jusqu'à ce que le ton baisse. Un filet de voix plaintif qui signale, chez les coléreux, que la crise touche à sa fin. Je consulte ma montre : il y a quarante minutes qu'il me gueule dessus.

Jusqu'à ce qu'il se décide enfin à ne plus m'appeler, j'ai essuyé d'autres colères téléphoniques de Sarkozy que je n'ai pas, comme celle-là, notées mot à mot. C'était à propos d'un article ou d'une couverture du Point. Même vocabulaire sorti d'une cour de récréation de CM1 ou de CM2. Ce jour-là, même si elle paraît comique, l'ire présidentielle a quelque chose d'émouvant. Je sais d'où vient ma compassion : sous cet emportement, il y a une blessure et du malheur.

Opération « DSK »

Un jour de juin 2007, Dominique Strauss-Kahn appelle Alain Minc. Deux vieux amis qui, depuis plusieurs décennies, se retrouvent régulièrement à dîner. Tel est Paris : une grande basse-cour avec des volailles de toutes sortes, mais un seul poulailler pour tout le monde, la gauche comme la droite, pourvu que l'on soit de la haute. Autrement dit, de l'élite, du microcosme, de l'« établissement », du Tout-Etat, il y a tant de mots pour dire la même chose. Même s'ils n'étaient pas dans le même camp pendant la présidentielle, les deux hommes ont entre eux des liens tissés depuis si longtemps qu'ils ne se briseront jamais, entre deux petites fâcheries.

Dominique Strauss-Kahn est sur un gros coup. Il annonce à Alain Minc que Jean-Claude Juncker, le président luxembourgeois de l'Eurogroupe, lui a dit qu'il pourrait très bien décrocher la direction générale du Fonds monétaire international, mais à une condition : que Nicolas Sarkozy le soutienne. « Tu crois qu'il pourrait me donner le coup de pouce dont j'ai besoin ? » demande-t-il.

Minc appelle Sarkozy, qui lui répond : « Je réfléchis et je te rappelle dans cinq minutes. » En fait, il ne réfléchit pas, mais vérifie que Strauss-Kahn a dit vrai et qu'il est bien en mesure d'enlever la direction générale du FMI.

La chose faite, il rappelle Minc :

« C'est bon, on y va.

- Tu es sûr que tu ne lui mets pas le pied à l'étrier pour 2012 ?

- Non, il ne sera jamais candidat. »

Un silence, puis :

« Mais enfin, il m'a vraiment chié dans les bottes. » Sarkozy n'a jamais vraiment apprécié Strauss-Kahn, qu'il surnomma un moment « Calzone » parce que, expliquait-il, il est, comme cette pizza en forme de chausson, « gros et bouffi d'orgueil ». Il a toujours sur l'estomac la formule de DSK : « Petit président, petit projet, petite politique. » Sans aller jusqu'à demander une lettre d'excuses, sa manie habituelle, il réclame « un petit geste symbolique » pour le motiver.

« Un acte de contrition ? demande Minc.

- En tout cas, quelque chose.

- Quoi ?

- Je ne sais pas, c'est à lui de voir.

- Ecoute, tu l'appelles et tu négocies directement avec lui. »

C'est ainsi que le lendemain, au micro de Jean-Pierre Elkabbach, sur Europe 1, Dominique Strauss-Kahn a soutenu la proposition de Nicolas Sarkozy d'un traité simplifié pour remettre l'Union européenne sur les rails, après le fiasco de la réforme constitutionnelle, repoussée par la France lors du référendum de 2005. « C'est une très bonne idée », déclare en substance DSK, qui n'a pas eu à beaucoup se forcer pour le dire puisque en effet c'en était une. Il a fait, comme on dit, le service minimum. La nomination de DSK à la tête du FMI est emblématique de l'ouverture à gauche dans laquelle s'est lancé Sarkozy après son élection.

La guerre

Quand Nicolas Sarkozy s'envole de Moscou pour Tbilissi, ce 12 août, il a en main un accord en six points... non signé. Un accord qui, pourtant, porte la griffe des Russes : ils ont eu gain de cause sur à peu près tout.

Dans la capitale géorgienne, dont l'aéroport a été bombardé par les Russes, il règne une atmosphère de veillée funèbre. Tout le monde, dans le comité d'accueil, tire une tête d'enterrement. C'est en effet aux obsèques de la Géorgie que sont venus assister les présidents polonais et ukrainien, ainsi que les dirigeants baltes, qui ont beaucoup de russophones sur leur territoire et craignent d'être les prochains sur la liste de Moscou. Des obsèques consacrées par le texte que Nicolas Sarkozy tend à Mikhaïl Saakachvili pour qu'il le signe. L'autre refuse. Colère de Sarkozy qui lui hurle dessus : « Tu n'as pas le choix, Micha. Quand les Russes arriveront pour te destituer, tu verras, aucun de tes amis ne lèvera le petit doigt pour te sauver. »

Saakachvili argumente et ratiocine; il ne veut rien entendre. « Si tu ne signes pas tout de suite, s'écrie Sarkozy, tu te démerderas tout seul. Tu ne te rends pas compte où t'en es, mon pauvre Micha. Après, il ne faudra pas venir te plaindre. » Le président géorgien avait cru nouer, ces dernières années, des relations d'amitié avec Nicolas Sarkozy. Il se sent blessé et trahi. « Ce n'est pas comme cela qu'on se conduit avec des amis », dira-t-il à Bernard-Henri Lévy. Il ne savait pas que le malheur n'a pas d'amis. En tout cas, très peu et, en l'espèce, pas Sarkozy.

Il est minuit et, apparemment, le président français est pressé de rentrer en France rejoindre son épouse au cap Nègre, dans le Var. Une raison supplémentaire pour mettre la pression sur Saakachvili, qui finira par plier, de guerre lasse, devant l'oukase russe en signant une capitulation de la Géorgie, indûment présentée comme un accord de paix.

La tête et les jambes

Avec le temps et malgré les conflits, Nicolas Sarkozy a su nouer des relations assez fortes avec Angela Merkel. Elle eut longtemps avec lui des airs de brebis effarouchée dont on va tondre la laine. Elle ne supportait pas non plus ses caresses et ses papouilles de maquignon soupesant sa viande.

Apparemment, il n'y a pas grand-chose en commun entre la Saxonne neurasthénique qui raffole surtout de fromage ou de vin blanc et le président survolté qui adore les sucreries. Reine de l'esprit d'escalier, elle est de surcroît aussi lente à se mettre en mouvement qu'il est rapide à la détente.

Ils sont pourtant devenus complices. Pour preuve, ce dialogue entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, lors d'un sommet européen :

« On est faits pour s'entendre, dit le président français. On est la tête et les jambes.

- Non, Nicolas, tu es la tête et les jambes. Moi, je suis la banque... »

Le nouveau sarkozy

Me suis-je trompé ? N'ai-je pas forcé le trait ? Mon portrait n'est-il pas honteusement caricatural ? Chaque fois que je termine un livre politique, j'entends la voix de François Mitterrand susurrer à mon oreille l'un de ses refrains favoris : « Veinards de journalistes, vous pouvez écrire n'importe quoi en toute impunité. Plus vous vous fourvoyez, plus vous pouvez gagner de lecteurs. Nous autres politiques, quand on s'est trompés, la sanction tombe tout de suite, on perd les élections. » (...) Après trois ans et quelques de proscription présidentielle, je ne pouvais qu'accepter l'invitation à déjeuner de Nicolas Sarkozy que m'a transmise Jean-Michel Goudard, le plus intime de ses collaborateurs de l'Elysée.

Je sais pourquoi il veut me voir. Le biographe a toujours une main sur son sujet; il est craint, plus ou moins. Il vaut mieux le ménager, à tout hasard. Entre deux fâcheries, c'était toujours Mitterrand qui faisait le premier pas et m'invitait à nous réconcilier, à l'Elysée ou ailleurs, avant de demander sur un ton dégagé, au milieu de la conversation : « Tiens, à propos, vous en êtes où, de vos travaux sur moi ? »

Le rendez-vous avec le président est fixé au 14 février 2011, jour de la Saint-Valentin. Bon présage. Je serai la midinette, il sera mon prince, la messe est dite. Ainsi me serai-je épris, mépris, puis repris. Mais avec Nicolas Sarkozy, il faut toujours s'attendre à tout et, dans mon cas, par exemple, à un festival de remontrances et d'éructations. J'arrive donc cuirassé au déjeuner et bien décidé à ne pas me laisser marcher sur les pieds. Quand le chef de l'Etat entre dans le salon du rez-de-chaussée, je suis frappé par sa métamorphose. Plus rien de juvénile. Au contraire, tout son être exprime désormais une sorte de gravité triste. Ses gestes sont plus lents, sa démarche plus lourde. Les traits de son visage se sont creusés. Ses cheveux grisonnent un peu. Quant à son teint, il est jaune clair avec des reflets gris ou verdâtres, comme celui d'un noyé qui aurait trempé quelques jours dans l'eau de la Seine. Pour les présidents, les années comptent triple ou quadruple. Le pouvoir vieillit à grande vitesse. Pour un peu, Nicolas Sarkozy semblerait translucide, comme François Mitterrand, rongé jusqu'à la moelle par son cancer, quand il m'avait reçu à déjeuner dans la même pièce, à la veille de quitter le pouvoir, en 1995.

J'ai le sentiment que son regard m'évite. Mais il sait désormais contrôler, voire dissimuler sa haine : contrairement aux fois précédentes, le président ne dégage pas de mauvaises ondes. Il a la voix douce et chantante, comme quand il fait la cour. Lorsque je reviens sur notre passé pour assumer tous les crimes ou vilenies qu'il me reproche et défendre le principe de l'indépendance de la presse, son bien le plus précieux, il me répond qu'il n'intervient jamais. Quelques anges passent, que Goudard chasse avec humour. Jusqu'à ce que la conversation, après avoir trébuché plusieurs fois, s'engage sur les rapports entre les médias et les pouvoirs. « La presse est beaucoup trop agressive et ça ne lui réussit pas, dit-il. Les gens ont besoin d'explications, pas d'engueulades. Tu as vu mon émission de jeudi dernier ? » Je hoche la tête. Elle s'appelait « Paroles de Français », mais « Questions pour un champion » eût sans doute été un titre plus approprié. Une émission sur mesure. Du cousu main qui lui a permis de faire des étincelles.

« Elle a fait 9 millions de téléspectateurs, poursuit-il, et à la fin, sur le coup de 11 heures du soir, ils étaient encore 7 millions à regarder, alors qu'il n'y avait pas d'effet d'annonce, juste du dialogue et de la pédagogie. » (...)

« Tu sais, embraye-t-il, je suis resté très proche des Français. Contrairement à Mitterrand ou à Chirac, je ne reste pas enfermé à l'Elysée, protégé par les miens. Je vais au feu, en province, deux fois par semaine. Je les sens donc bien, les Français, et ma conviction est qu'ils n'aiment pas les médias qui déchirent, abaissent et cassent. Ils veulent de la sérénité, du fond, du positif. Du grand. Tu te souviens de Bernard Pivot, à la grande époque d'"Apostrophes", quand il recevait Julien Green, Albert Cohen, Georges Simenon ou Claude Lévi-Strauss ? Il disait : "Ce soir, mesdames, messieurs, je vais vous faire découvrir un génie." Aujourd'hui, ses successeurs diraient : "Ce soir, mesdames, messieurs, il va y avoir du spectacle, ça va castagner." C'est vrai que c'étaient des génies, ces gens-là. A commencer par Lévi-Strauss qui a débuté "Tristes Tropiques" comme si c'était un récit d'aventures avant d'en faire autre chose, ce chef-d'oeuvre qui dit nos difficultés à comprendre les autres. » Il me semble qu'il fait alors une citation de Lévi-Strauss sur l'identité, mais à voix si basse qu'elle m'échappe. Je rêvassais. Pour ne pas être en reste et faire le malin, moi aussi, je cherche dans ma mémoire ma phrase préférée de « Tristes Tropiques », celle que mon père aimait répéter. Deux ou trois verres de crozes-hermitage 1998 ont rendu plus tortueux encore mon esprit d'escalier qui tourne, tourne, sans jamais arriver aux bons neurones. Je ne la retrouverai que le soir, en rentrant à la maison : « Le monde a commencé sans l'homme et s'achèvera sans lui. » Il faudrait la faire inscrire aux frontons des écoles.

Le président a donc ouvert le score : 1/0. Pour reprendre l'avantage, je décide de l'emmener sur la littérature, en posant une question ouverte de lèche-bottes médiatique :

« Il paraît que tu lis beaucoup, ces temps-ci ?

- J'ai toujours lu énormément, mais je ne m'en suis jamais vanté. J'ai des goûts très éclectiques, tu sais. Tiens, par exemple, j'ai bien aimé "Hammerstein ou l'intransigeance" de Hans Magnus Enzensberger, ou "HHhH" de Laurent Binet, encore que j'aie des réserves sur ses digressions amoureuses, et j'ai adoré "Même le silence a une fin" d'Ingrid Betancourt : ce n'est pas un témoignage, c'est juste de la littérature, avec la jungle comme personnage principal. Magnifique. Je lis aussi beaucoup de classiques. L'autre jour, une jeune femme m'a dit : " Moi, je ne lis jamais les classiques." Je la plains. Elle ne sait pas ce qu'elle perd, la pauvre. Je viens de me replonger dans Corneille et Racine. Tu en sors subjugué. Il a dû en baver, Corneille, la vieille gloire à son couchant, quand il a vu arriver Racine, le talent fait homme. En ce moment, je suis obsessionnel, je lis tout, tout, tout. C'est ainsi que j'ai lu ou relu trente et un des trente-cinq livres de la bibliothèque du Figaro, présentée par Jean d'Ormesson. Maintenant, figure-toi que je vais me mettre à Jules Verne en commençant par "Michel Strogoff". »

Là, il y a un silence que je comble par une nouvelle question de Rantanplan télévisuel :

« Tu as bien des livres préférés que tu mets au-dessus de tout ?

- Rien d'original. Hugo, Dumas, Stendhal, comme tout le monde. Il y a aussi Maupassant, qui n'a toujours pas pris une ride. Mon fils Louis est, comme tous les enfants de son âge, obsédé par "Star Wars". Je lui ai donné à lire les contes de Maupassant. Eh bien, miracle, il a tout de suite été conquis. J'ai un faible pour "La petite Roque", "Le père Amable" ou "La maison Tellier", avec cette image époustouflante dont tu te souviens sûrement : quand les prostituées sont dans l'église, il plane subitement sur la tête des fidèles "le souffle prodigieux d'un être invisible et tout-puissant", tandis que les enfants grelottent d'une "fièvre divine". Quelle formule, hein, cette "fièvre divine" ! Je me damnerais pour ça ! Il y a encore Steinbeck que j'ai découvert il y a une dizaine d'années seulement avec "Des souris et des hommes" et puis, après, avec "Tortilla Flat" ou "Les raisins de la colère". »

Le président ne m'aura pas comme ça. Steinbeck, je connais par coeur. C'est même un de mes écrivains préférés, que je relis régulièrement. Il ne sait pas à qui il a affaire.

« J'ai toujours été fasciné, dis-je, sur le ton de l'expert littéraire, par la tortue qui, dans les premières pages des "Raisins", a tellement de mal à traverser la route avant d'être récupérée par le personnage principal, Jed.

- Non, Joad. »

Le score s'élève maintenant à 2/0 pour le président. Il récupère un troisième point en évoquant, dans la foulée, les scénarios de John Steinbeck et notamment celui de "Viva Zapata !" d'Elia Kazan, avec Marlon Brando et Anthony Quinn. Là, je dois avouer mon incompétence, il me laisse sur place. (...) Depuis un quart de siècle que je le fréquente, Nicolas Sarkozy ne m'a jamais laissé entrevoir cet aspect-là de son univers personnel. S'il avait juste potassé quelques fiches dans les jours qui précèdent, je l'aurais démasqué. Si sa science est récente, ce que je subodore, il a déjà beaucoup lu. Mais bon, contrairement à la légende que j'ai contribué à entretenir, il est tout sauf inculte : quitte à passer définitivement pour un gogo ou un couillon, je dois à la vérité de le reconnaître.

Monsieur le Président : Scènes de la vie politique (2005-2011), de Franz-Olivier Giesbert (Flammarion, 286 p., 19,90 E).

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